Compétitionner dans l’équité
En qualité de président-directeur général de l’organisme Bien fait ici, j’ai récemment été invité sur le panel de clôture d’un colloque organisé par l’Université d’Ottawa sur le thème : « La politique en matière de concurrence au 21ième siècle : élaboration d’un plan pour le Canada ».
«L’actuelle loi et sa mouture révisée font une large place à prévenir les monopoles, notamment avec des sanctions plus fortes. Aussi en contre-balançant plus équitablement les économies promises par une fusion avec son impact sur la société. Et quand on dit « société », il peut s’agir des employés, des clients, des fournisseurs ou de l’État.
Les efforts du législateur et de son bras d’application qu’est le Bureau de la concurrence se concentrent aussi sur la fixation des prix ou des marchés entre deux ou plusieurs concurrents. Avec raison, car en agissant ainsi, ces entreprises, bien que créatures juridiques distinctes, se trouvent à priver tout autre joueur du principal attrait du capitalisme, l’accès à des parts de marché.
De la consolidation à la monopolisation
J’ai fait valoir que les statistiques tendent à prouver que la loi et les politiques canadiennes n’ont pas les effets escomptés, et que les améliorations apportées manqueront à leurs intentions. Comme quoi Kafka avait raison d’écrire : « Croire au progrès ne signifie pas qu’un progrès ait déjà eu lieu.»
En effet, les chiffres sont froidement imparables : il y a de moins en moins de fabricants au Canada alors que la population du pays croît et qu’une classe moyenne se garnit à l’échelle mondiale.
S’Il y a donc moins d’entreprises alors que le marché grandit, cela veut dire que ce sont quelques sociétés, de plus en plus grandes, qui accaparent plus de parts de marché et en laissent moins à la majorité, à savoir nos PME.
En 2002, le secteur manufacturier canadien fournissait deux millions d’emplois et générait plus de 165 milliards de dollars, ce qui représentait 15,7 % du PIB. Aujourd’hui, il emploie 1,7 million de personnes et ne représente plus que 10 % du PIB.
Les multinationales composent moins de 1 % de toutes les entreprises au Canada, mais contrôlent environ 70 % de tous nos actifs. Le phénomène de la centralisation se constate aisément dans notre industrie : je pourrais énumérer les noms d’au moins 25 manufacturiers québécois ou canadiens qui ont perdu des contrats auprès de bannières connues parce qu’ils n’avaient pas la capacité de production ou les liquidités pour rencontrer une demande devenue plus consolidée qu’avant.
À coups de fusions, d’acquisitions ou de faillites, on assiste passivement à un écrémage naturel des fournisseurs. Du coup, il y a standardisation des marques, d’où inéluctablement une réduction de la diversité de produits pour les rénovateurs et les entrepreneurs en construction.
Prix de vente et prix d’achat
Mon plaidoyer au colloque visait aussi à démontrer qu’il ne suffit plus de s’assurer de l’indépendance juridique des joueurs et de veiller à ce qu’ils ne dictent pas les prix de vente aux consommateurs. Encore faut-il qu’en amont, on s’assure qu’il n’y ait pas fixation des prix d’ACHAT.
Il convient en effet considérer que si la moitié des quincailleries sont affiliées et non pas de propriété corporative, seule une centaine de points de vente sur 3000 au pays sont 100 % libres de leurs approvisionnements. Pourquoi? Parce que les groupements ont amélioré leur bouquet de services aux marchands et leurs stratégies de fidélisation se sont raffinées depuis leur création au tournant des années ’80.
Tout ceci berne le Bureau de la concurrence qui ne perçoit que les contours, soit des créatures juridiques distinctes. Il devrait apprendre qu’une incorporation ne garantit pas l’indépendance.
« Nos lois manquent de dents et nos politiciens de colonne vertébrale. » Voilà exactement mes mots. Le public d’intellectuels a été surpris par ma langue pas-de-bois.
Un mode collaboratif à instituer
J’ai évidemment abordé la question de la collaboration entre marchands qui est proscrite par la loi.
On se souvient – en tout cas, mon épouse s’en souvient! – que j’ai reçu, il y a deux ans, un avertissement de la Direction des cartels du Bureau de la concurrence m’invitant à cesser d’encourager nos membres à convenir d’horaires d’ouverture à défaut de quoi je risquais une amende de 25M $ et 14 ans de prison.
J’ai gagné plusieurs points au colloque en soulignant que le Bureau fait des procès d’intention en condamnant sans preuves, ce que l’esprit de notre Code criminel décourage pourtant.
J’ai donné en exemple des législations en Europe où, au contraire d’ici, on incite les concurrents à se concerter si le but visé de leurs échanges ne pénalise pas les consommateurs, mais les avantages. Par exemple, de nombreux aéroports européens connaissent des périodes de saturation de leurs infrastructures. En réponse à cette problématique, l’Union européenne vient d’adopter un règlement qui établit des mécanismes de coordination des horaires dont le but est d’utiliser optimalement toutes les plateformes aéroportuaires nécessaires pour la prestation du meilleur service aérien possible entre concurrents.
Dans les vieux pays, on a en aussi compris que les métiers artisans que pratiquent maints commerçants doivent être protégés, notamment en leur permettant d’offrir ensemble, plutôt que séparément, le plus d’heures d’accès possible à leurs établissements. Nos commerces peuvent concurrencer Amazon et consorts grâce à deux cartes-atouts : 1) du personnel qualifié et disponible : 2) de l’inventaire physique. En effet, rien ne remplace le conseil personnalisé d’un expert en personne et même le service Prime prend 24 heures de livraison alors que tout consommateur n’est situé qu’à 30 minutes d’une quincaillerie. Or, ces deux caractéristiques coûtent de l’argent qu’il est possible de payer à la condition d’ouvrir moins pour ouvrir mieux. Il serait plus sain d’implémenter un cadre officiel de dialogue entre concurrents que de les laisser se parler en catimini.
Iniquité entre entreprises d’ici et d’ailleurs
Dans un tout autre ordre d’idées, le législateur n’aborde aucunement l’inégalité avec laquelle sont traitées nos pme en comparaison avec les grandes sociétés étrangères qui débarquent. Bien que caviardés, les documents révélés au public démontrent que celles-ci ont accès à des traitements fiscaux, des avantages par exemple sur le plan énergétique, des prêts et subventions auxquels ne peuvent même pas rêver les nôtres. Deux poids deux mesures qui travestissent la notion de juste concurrence.
À propos des bas prix
On a par ailleurs parlé de prix prédateurs au colloque. Les fans de la main invisible qui gèrerait si bien le marché ont prôné que le plus bas prix doit gagner. D’accord avec le principe. Mais encore faut-il comparer que des pommes. J’explique.
Si les autorités laissent un produit d’ancienne génération entrer sur le marché…
Si on exige des manufacturiers canadiens qu’ils lavent plus blanc que blanc en matière de travail des enfants, de normes environnementales, de prévention de la santé ou de la sécurité…
Si on ne protège pas assez les brevets et que la contrefaçon fleurit…
Si on ne considère que le prix d’achat sans prendre en compte la durabilité du produit…
Si on ne calcule jamais les retombées fiscales sur les finances des gouvernements que génèrent l’impôt sur le revenu des travailleurs du manufacturier ni les taxes et impôts que paient ces fabricants…
Nos lois devraient être guidées par le sens du fairplay et le prix le plus bas ne devrait être qu’un seul des critères.
Se protéger comme les autres
Même si on ne peut faire abstraction de notre position géographique dans l’ombre d’un géant, cette peur de fâcher les Américains ne devrait pas nous empêcher d’appliquer une certaine discrimination positive à l’égard de nos créateurs de richesse, nos manufacturiers, incluant les sociétés étrangères qui opèrent des usines sur notre territoire.
Or, si rien dans les accords de libre-échange ne permet la discrimination positive sur un marché domestique, rien ne l’empêche non plus.
Autrement dit, s’il est interdit d’avantager nos produits sur le territoire étranger avec lequel on a un pacte, on peut en revanche faire beaucoup, en toute légalité, pour inciter les consommateurs canadiens et les entreprises à privilégier l’achat de biens fabriqués ici.
Et dans cette équation, l’État central, les provinces et leurs gouvernements municipaux ont, selon moi, le devoir d’agir par exemplarité quand il s’agit de leurs propres approvisionnements.
Ma conclusion
Au final, j’ai affirmé au colloque que pour comprendre le rôle des lois sur la concurrence, il faut sans doute revenir aux origines du mot « économie ». En grec ancien oïkonomia s’inscrivait dans une perspective de gestion sociétale, c’était une science morale et philosophique. Le marché libre a ses avantages, mais s’il arrive qu’il ne soit pas aligné avec l’intérêt de la société, nos lois et règles doivent alors corriger ces défaillances. Si Louis XIV pouvait dire « L’État, c’est moi ». Aujourd’hui, on doit être capable de démontrer que « L’État, c’est nous tous! » »